Une vie de brocoli

Bonjour à toutes et tous,

J’espère que votre semaine commence bien. Le temps file à une vitesse vertigineuse, et nous voilà déjà dans ce fameux « mois de février sans supermarché ». L’occasion de réfléchir un peu à ce que signifie le paradoxe de tenir un commerce de proximité loin de tout, mais certainement pas loin de vous.

Courte vie aux brocolis ! Un éloge de la frustration

CHRONIQUE D’ÉPICIÈRE

Le mois de février vient de commencer. Il est censé être un mois sans supermarché, un moment de l’année où l’on évite la consommation de masse, les grandes enseignes et les intermédiaires surnuméraires. Les métiers de l’artisanat professionnel seraient-ils en péril ? Ils le sont. Tenir le cap, avec un petit commerce, c’est une drôle d’aventure, qui s’apparente à une vocation. Et parfois, il ressemble à une folie, tantôt douce parce qu’idéaliste, tantôt épuisante parce qu’aussi idéaliste que dans la douceur. Privilégier le circuit court, c’est être l’acteur d’une multitude de petits déplacements, c’est s’engager personnellement à agir dans le contact. Et s’engager n’est pas la spécialité de notre époque, et je m’inclus bien évidemment dans le lot. S’engager, c’est une immense source de frustrations, car il faut faire des concessions sur son temps, sur les choix à disposition, sur la valeur symbolique et pécuniaire que l’on veut donner à la qualité. Les grands surfaces ont évidemment tout leur sens dans nos quotidiens, il ne s’agit pas de dénigrer leur efficacité, mais les petits dépanneurs n’existeraient plus, si l’on ne les considérait plus que comme des solutions de secours.

La frustration, c’est une expérience à laquelle l’on n’accepte plus trop de se frotter. Je dois l’avouer, de mon poste d’observatrice, je vois très rarement un parent maintenir son refus du départ jusqu’au bout, face à un enfant dont l’envie a été attisée par le sucre alléchant d’un bonbon, la blancheur immaculée d’une gomme jamais utilisée ou encore l’attrait d’un paquet de chips aux saveurs orientales. Souvent, je suis prise à partie, parce qu’au-delà de la frustration que l’on ne veut pas vivre, il y a celle que l’on ne veut pas imposer à sa progéniture. Je n’ai aucun conseil d’éducation à donner à qui que ce soit, ce serait bien présomptueux de ma part. Mais j’observe que la solution est régulièrement de me donner la responsabilité du refus consternant: « Pose ça, ou la dame va se fâcher ». Et pourtant non, la dame ne va pas se fâcher. La dame ne paie pas le dentiste, la dame ne range pas dix gommes mordillées dans un tiroir fourre-tout, et la dame ne dira jamais « je te l’avais bien dit », quand l’enfant constatera que le poivre de Sechuan, c’était pas son truc. Moi, je cède volontiers aux caprices des enfants, cela m’évite mes propres frustrations de commerçante. La frustration d’adulte, c’est une autre paire de manches, ou alors juste le prolongement de cette habitude d’être considérés comme de grands enfants par le système de consommation, qui ne nous dit ni « non », ni « plus tard, peut-être ». Elle est liée à la disponibilité et au choix, elle est liée à l’immédiateté de la satisfaction des besoins. Un petit commerce ne peut pas garantir cette immédiateté par la disponibilité de tous les produits, par exemple dix minutes avant la fermeture. Mais l’artisan ou le petit commerçant peut dialoguer, il peut s’adapter et s’organiser, pour demain, ou pour dans quelques jours. Et dans l’absolu, en collaborant, un gaspillage certain pourrait être évité. La grande surface disposera pour vous de l’abondance tout de suite, mais souvent, la concession faite à l’immédiateté se fait au prix de la dévalorisation symbolique et de ce fait, financière, du produit, qui finira probablement sa courte vie dans une benne.

Je serais idiote de ne pas vous suggérer de suivre la mode du mois sans supermarché, bien que je ne sois pas adepte des courants à suivre, des injonctions des prises de conscience qu’on fabrique collectivement pour se la donner bonne. Mais j’aime penser que nos frustrations pourraient être moins grandes, si nous continuons à échanger, à nous rencontrer, à ouvrir notre pensée à l’alternative, quand notre besoin immédiat ne peut être satisfait. Moi-même, je vais tâcher de m’y atteler, pour continuer à vous écouter, vous entendre, et vous faire plaisir, dans la mesure de mes capacités et du temps que vous m’octroyez. Le plaisir, même un peu différé dans le temps, c’est important.

Pourtant il faut bien admettre, en écrivant cette petite chronique, que vous qui me lisez, êtes déjà des convaincus. Elle ne touche donc que ceux qui sont déjà engagés, déjà prêts à la concession de la patience. Peu importe, je ressentais le besoin de le tapoter sur mon clavier.

S’il ne reste plus de chou-fleur, courte vie aux brocolis ! Et s’ils ne trouvent pas casserole à leurs bouquets, les lapins de Caroline ou les poules de Julie s’en feront un festin.

Sacs pacsés

PERLES DU QUOTIDIEN

– Bonjour les filles, que vous faudrait-il ?
– Maman demande si vous avez des sacs pacsés ?
– Taxés donc… oui, les 35 ou les 17 litres ?

[Regard circonspect entre les deux enfants]

– Elle vous a dit si elle voulait les grands ou les petits ?
– On sait pas.
– Ok, pas de problème. Vous a-t-elle dit combien elle en voulait ? Un ou plusieurs ?
– Oh ben, un peu plusieurs.
– Un peu plusieurs comme deux ou comme dix ?
– Un peu plusieurs plutôt comme dix.
– D’accord. Je mets un rouleau de 35 litres et si ça ne va pas, vous pouvez dire à Maman qu’elle peut venir le changer.
– Je crois pas, c’est pour mettre à la poubelle de toute façon.

Équinoxe de printemps

LE LABOUREUR DE BOHÊME

Je suis ravie de constater que les inscriptions pour la lecture du Laboureur de Bohême soient déjà si nombreuses. N’oubliez pas de réserver votre place, la représentation du dimanche est déjà complète.

Je me permets de partager avec vous la préface que le thanatologue Bernard Crettaz, qui nous a quitté il y a quelques semaines, avait rédigée pour cette version du « Laboureur de Bohême »:


« Autour de la mort, avec mes multiples Cafés mortels, je pensais avoir tout entendu : des cris ou des plaintes de révolte, de souffrance, d’acceptation, de résignation ou encore de libération. Mais avec le « Laboureur de Bohême », j’entends comme un cri à l’arrière de tous les cris ! C’est qu’elle est là, bien présente, la mort, dans son insupportable prétention de suffisance et de majesté, avec un mépris total pour qui ose s’opposer à ses impérieuses affirmations. Et avec cela, elle est implacable dans ses railleries et ses moqueries face aux humains. Comme le modeste laboureur, vous voulez la maudire à jamais.

Cependant, quelles que soient ses horribles prétentions, la mort a toujours raison ! Plus on l’injurie et plus on se soumet à ses arguments imparables. Au final, Dieu lui-même lui donne la victoire et sauve l’honneur du laboureur. Je connais peu de textes sur la mort aussi puissants. Vous pouvez le lire pour sa beauté littéraire dans une traduction somptueuse. Vous pouvez le pratiquer longuement comme un exercice de philosophie fondamentale. Et vous pouvez aussi faire de ce texte terrible un compagnon scandaleux et libérateur lorsque la mort visitera votre maison. Et, peu à peu, au cours du deuil, dans ce qu’il faut appeler le long travail d’énigme, vous découvrirez le message fondamental : la mort si réelle n’est personne ! Et dans le silence le plus absolu, vous découvrirez que ce rien pose à l’humanité, depuis ses origines, les plus redoutables et les plus essentielles questions qui demeurent toujours sans réponse.

Je dois faire un aveu : la Mort du « Laboureur de Bohême » est devenue ma compagne de tous les jours. Peut-être oserais-je une fois, malgré ses ignobles prétentions, l’appeler « ma sœur la mort » comme l’avait fait François d’Assise. Mais à aucun moment, sans l’ombre d’une illusion, je n’aurai la prétention de l’apprivoiser. »

Je vous avoue avoir beaucoup hésité oser vous proposer une telle lecture, mais je crois que si quelque chose nous réunit toutes et tous, c’est bien la fin des choses.

Il fallait bien conclure.

Belle semaine,

Votre épicière, Marlène

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